Si par un soir de grève un voyageur - Elsa Pincet et Sylvain Ronzani

01/10/2010 20:22

 

Concours : Concours de nouvelles de la bibliothèque de Belfort (Territoire-de-Belfort) 2010

 

SI PAR UN SOIR DE GREVE UN VOYAGEUR...

-         T’as une idée ?

-         Franchement ? Aucune. Pourquoi, ça t’inspire toi ?

-         Franchement ? Non.

-         Qu’est-ce qu’on fait alors ? On a moins de trois semaines pour trouver une idée de génie, commencer, rater, recommencer, et terminer !

-         Pourquoi rater et recommencer ? On peut aussi réussir du premier coup…

-         Parce que les premières fois ne sont jamais les bonnes. On a toujours besoin d’une esquisse, un coup d’essai, avant de faire correctement quelque chose.

-         Comme pour les premiers baisers par exemple ? Il paraît que le deuxième est toujours mieux…

-         Je peux savoir ce que ça vient faire là-dedans… ? Pourquoi tu dis ça ?

-         Oh, comme ça.

 

  

Je déteste ce type ; c’est le genre de type qui dit « comme ça » et moi, ça m’insupporte. On ne dit jamais rien « comme ça », ou alors c’est inutile et ce n’est pas la peine de le dire. Je suis partisane de l’efficacité : un minimum d’efforts pour un maximum de résultats. Et niveau résultats, pour le moment on pédale dans la choucroute !

            De toute façon, c’est de sa faute. TOUT est de sa faute. Si les choses s’étaient passées comme prévu, si le hasard n’avait pas voulu avoir le premier rôle au lieu de se contenter, comme d’habitude, de faire de la figuration, si j’avais moins dormi et surtout si la SNCF n’avait pas fait grève, on n’en serait pas là.

            Je déteste le hasard ; je déteste ce type.

 

*

 

            Je l'ai remarqué tout de suite : elle appartient à cette catégorie bien spécifique de gens insupportables, qui vivent seuls et qui meurent seuls. Et en plus, elle est bavarde.

            Oui, je range les gens dans des catégories.

            Pourquoi ?

            Comme ça.

  

 

-         Tu pourrais au moins faire semblant de t’intéresser à ce que je raconte…

-         Je m’en fous.

-         Je te signale que j’essaie de trouver une idée, moi !

-         M’en fous.

-         Qu’est-ce que tu fais là alors ?

-         Je n’en sais rien. Je crois que je suis là par hasard.

-         Tu veux dire que tu t’es retrouvée en face de moi à la terrasse d’un café, puis à côté de moi dans le tram, et enfin à la fenêtre de mon appart, tout ça par hasard ?

-         Exactement.

-         Tu es folle.

-         Probablement.

-         Viens, on sort.

-         Pas envie.

-         Alors je te laisse là.

-         Hors de question.

-         Alors viens. On sort.

  

 

Par exemple, j’aurais pu perdre ce satané concours. Si j’avais perdu, rien de tout ça ne serait arrivé. J’aurais passé la journée à traîner dans le square ou au bord d’une piscine avec ma bande au lieu de me rendre à cette maudite remise de prix. On aurait mangé du cake et bu du Schweppes en attendant, le soir, de se barricader avec un ordinateur portable, de l’alcool et douze sacs de couchage. On aurait dansé, bu, et le matin serait arrivé sans qu’on s’en rende compte ; alors on se serait couchés les uns contre les autres dans nos duvets, un peu soûls, crevés et heureux.

            Au réveil, quelques heures plus tard, on aurait petit-déjeuné de brioche en rangeant avec des têtes de déterrés, puis on serait tous rentrés se recoucher dans nos chambres respectives, abrutis, déconnectés, vides.

            J’aurais passé une banale journée, tellement prévisible et tellement rassurante.

            Le problème, c’est que ça ne s’est pas du tout passé comme ça.

 

*

 

            On avait fait la fête jusque tard dans la nuit. Sûrement trop bu. On fêtait... Je ne sais même plus ce qu'on fêtait. Si seulement j'étais rentré plus tôt...

            Au matin, j'avais senti que la journée serait sinistre ; un enchaînement catastrophique se préparait. Une abominable gueule de bois me clouait au lit. Pourtant, partir dans la journée était une absolue nécessité.

  

 

-         J’ai l’impression que tu ne m’aimes pas beaucoup.

-         Rassure-toi. Ce n’est pas qu’une impression.

  

 

Ou alors, j’aurais pu rater mon train. Rater un train, ça arrive tous les jours à des centaines de gens, pourquoi pas à moi ? Il aurait suffit d’un suicide dans le métro parisien, d’une soudaine et irrépressible envie d’engloutir un sandwich au thon ou d’une minute de trop à observer la bobine cocasse d’un mime dans le hall de la gare ; si seulement, le tour était joué, le train raté, une nuit à Paris gagnée et exit la rencontre foireuse.

Le problème, c’est qu’avec des « si » et du conditionnel, on met la capitale en bouteille.

 

*

 

      J'avais allumé la radio, dans l'espoir de me raccrocher à la réalité. Les nouvelles étaient terribles : « grève SNCF à partir de vingt heures ». Il était dix-neuf heures trente-cinq.

Je bondis de mon lit, oubliant d'un coup mon état lamentable, ramassai mes affaires, fermai (ou non ?!) la porte, courus.

A la gare, j'attrapai in extremis un train, n'importe lequel, tant pis pour l'incretitude d'une correspondance

Bien entendu, il n'y en avait plus.

  

 

-         « La Porte d’or » ? Qu’est-ce que c’est encore ?

-         Un restaurant japonais. J’ai faim.

-         Et quand tu as faim tu décides de grignoter des boulettes de riz ? C’est bien un truc de fille ça !

-         Si tu veux. Alors, ça te tente ?

-         Pas du tout. Mais je m’en voudrais de te laisser seule ne serait-ce qu’une heure. Avec un esprit aussi tordu, je craindrais le pire…

-         Tu sais, je vivais très bien avant de te connaître !

-         Oui, et je me demande comment tu as fait pour survivre aussi longtemps... T'en es à ta quantième sénace de psychanalyse ?

-         Va te faire foutre.

-          Bon, on y va à ton restaurant pour moineaux ou non ?

 

 

La générosité. C’est la générosité qui m’a perdue. Et le pire, c’est que ce n’est même pas la mienne.

Mercredi soir. Vingt-deux heures. Une énième grève SNCF avait débuté depuis une heure ; je m’en fichais, la dernière portion de mon trajet s’effectuait en voiture. J’avais mal aux yeux à cause de mes lentilles, j’avais froid, j’avais hâte de rentrer chez moi. A peine étais-je sortie de la gare que j’entendis mes compagnes de voyages s’exclamer à la vue d’un type, pourtant dramatiquement banal. C’était lui. C’était le type.

 

*

 

      J'aurais pu partir tout simplement partir plus tôt dans la journée. J'aurais pu ne pas allumer la radio, ou cinq minutes plus tard.

      J'aurais pu perdre mes clés, mon train aurait pu avoir un problème.

      J'aurais pu trébucher à l'entrée de la gare et m'étaler de tout mon long, me faire agresser par un clochard ivre, être renversé par un bus en traversant au rouge...

      Tous ces petits incidents auraient pu, auraient dû m'empêcher de prendre ce train, d'atterrir au milieu de nulle part à vingt-deux heures, sans train jusqu'au landemain, de tergiverser, téléphoner, attendre et finalement me retourner en entendant crier mon nom.

  

 

-         Tu ne vas pas t’endormir là quand même ?!

-         Bien sûr que non, pour qui tu me prends ?... Ca te gênerait ?

-         C’est mon canapé.

-         Et alors ? T’as un lit non ?

-         Oui, mais c’est mon canapé, et c’est hors de question qu’une fille dorme sur mon canapé.

-         Oh, je vois ! Monsieur Cro-Magnon tient à l’intimité de sa caverne, à son canapé miteux et, comble de l'horreur, à son paquet de céréales « Lion » !

-         Dis ce que tu veux. Mais t’as pas intérêt à t’endormir ici.

-         T’en fais pas, Neandertal, je suis là pour travailler, je libère ton cloaque dès qu’on a fini.

-         A propos, j’ai envisagé quelques scénarios…

-         Scenarii.

-         Quoi, « chénari » ?

-         Scenario, c’est de l’italien, au pluriel ça fait scenarii.

-         En Italie, peut-être, mais on est en France pour le moment !

-        

-         On ne t’a jamais dit que tu avais un petit côté agaçant ? Mais vraiment tout petit !

 

*

 

Au moment où je l’ai vu, je ne savais pas encore que j’allais le détester. Il s’est assis à côté de moi à l’arrière de la voiture, enfin, de l’autre côté de la banquette. Il faisait nuit et, dans le noir, je ne voyais pas bien son visage, ni s’il souriait. Alors, pour ne pas avoir l’air malpoli si c’était le cas, j’ai souri, puis je me suis tournée vers la vitre.

En temps normal, je me serais assoupie en bavant tranquillement contre la fenêtre embuée de la voiture. Mais le fait était que j’avais passé l’après-midi à somnoler en douce et par conséquent je n’avais aucune envie de dormir. Me trouvant ainsi désoeuvrée, je commis l’irréparable : je décidai d’engager la conversation.

           

 

-         Tu te souviens pourquoi on a décidé de se lancer dans ce projet stupide ?

-         Oui, parfaitement.

-         Alors qu'on n'a strictement rien en commun ?

-         Oui.

-         Alors que je ne peux pas te supporter ?

-         Oui.

-         Alors, pourquoi ?!

-         Tu t'es dit qu'un duo aussi improbable surprendrait les gens. Et je pense que tu t'ennuyais un peu, aussi.

-         C'est tout ?

-         Oui.

-         Merde.

-         Tu regrettes, hein ?

-         La ferme. Et pousse-toi, tu prends toute la place.

 

*

 

            La chaleur humaine, j’ai toujours trouvé ça formidable. Que n’importe quel banal être humain puisse, rien qu’avec son propre corps, réchauffer un T-shirt, un lit, ou même un autre être humain, ça m’émerveille. Naïf enchantement de l’allergique aux sciences qui, ne pouvant rien expliquer, idéalise tout.

            Cela dit, il est des chaleurs qu'on apprécie plus que les autres. Et j'apprécie particulièrement celle qui actuellement m'empêche de mourir de froid sur le canapé d'un minuscule appartement strasbourgeois.

 

 

-         T'as réussi à caser « nouveau monde » ?

-         Non, je suis désespérée.

-         Dis pas ça. Tu reprendras des céréales ?

-         Laisse-moi le paquet. Merci.

 

*

 

-         Tu penses qu'on a une chance de gagner ?

-         Sérieusement ? Aucune.

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