
Rémanences - François Hublet
Concours : concours de nouvelles du festival Etonnnants-Voyageurs (St-Malo, Ille-et-Vilaine) 2010
REMANENCES
Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’était d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace. Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
- Tu t’appelles comment ?
Le garçon ne répondit rien. Que faisait cette fille, là, à cette heure ? Il n’avait jamais croisé personne, sur ces toits, depuis les quatre ou cinq années qu’il y travaillait ; il y était toujours demeuré seul, plongé dans cette solitude mêlée de réflexion, de pensée, d’un silence qui vaut mille fois mieux que des paroles, dans cette solitude qui fait les solitaires, et non l’inverse.
Comment pouvait-elle être ici, alors ? Lui en tout cas n’en savait rien. Il n’avait jamais rencontré d’autres attrapeurs de rêves, encore moins de filles, et ne s’en plaignait pas. Il savourait intérieurement sa différence, la louait avec ferveur, s’en réjouissait à outrance. Il était exclu, replié sur lui-même ; il avait su s’y faire, apprécier sa vie, savourer la liberté qu’il en tirait.
Mais là, en cet instant, il n’était plus seul au monde, non. Pourtant il ne parlait pas, et restait plongé dans ses pensées, comme s’il avait été seul. Il n’avait plus souvenance d’avoir parlé à quiconque depuis des mois, des années peut-être ; depuis tout ce temps il n’avait fait qu’obéir.
- Tu es sûr que ça va ?
Non, cela n’allait pas. On lui parlait, on attendait de lui une réponse ; lui n’osait pas ouvrir la bouche, émettre le moindre son. Il fixa la jeune fille du regard, cherchant dans ses yeux la force de prononcer un mot, de sortir enfin pour quelques secondes de sa solitude. La parole chassait l’isolement ; l’isolement chassait la parole ; Victor ne savait s’il pouvait encore parler.
- Merci, balbutia-t-il. Moi c’est Victor… je… désolé, j’étais encore en train de sillonner mes souvenirs, je cherchais les mots qu’il fallait… pardon…
- Ne t’inquiète pas, je ne t’en veux pas. Tu es distrait, voilà tout. Tu penses, tu imagines, tu te souviens, n’est-ce pas ? Tu le fais trop, sans doute, et tu en deviens triste… Je ne sais lequel de nous deux a tort dans sa tristesse, mais ne pas pouvoir me souvenir me submerge de chagrin… Et dire... et dire qu’il s’en est fallu… de si peu…
Sa phrase se termina en un long sanglot. Le garçon frissonna un peu. La jeune fille avait son âge, peut-être moins, mais le poids de ses paroles était indescriptible, incongru presque, pour une enfant de quinze ans. Chacune de ses phrases était lourde de sens, lourde de messages, lourde surtout d’un désespoir infini ; mais tout cela sans la moindre plainte, sans la moindre supplique, sans le moindre cri qui pût témoigner de sa détresse.
Il scruta quelques instants ses grands yeux verts ruisselants de larmes, comme pour tenter de comprendre ce qui la tracassait. Enfin elle respira plus calmement, reprenant son souffle, cessa de pleurer et passa sa main sur son visage.
- Ne te fais pas de souci, le rassura-t-elle. Il faut que je réussisse à me détendre, c’est tout…
Non, il y avait autre chose, il en était certain. Tout son être le disait, le criait, le hurlait à cor et à cri. Elle semblait aller mal, comme si on lui eût arraché ce qu’elle avait de plus précieux au monde. Des souvenirs, sans aucun doute, puisque elle-même le disait…
Soudain la voix de la jeune fille le sortit de sa méditation.
- Tu veux savoir pourquoi je pleure ? demanda-t-elle, comme si elle avait lu dans ses pensées… Durant des années je me suis crue orpheline de père et de mère. Pourtant, il y a un mois, je les ai retrouvés tous les deux, par hasard, et j’ai pensé qu’enfin la chance me souriait. A ma plus grande joie, ils avaient accepté de passer une journée avec moi… Je… j’ai appris hier qu’ils s’étaient noyés dans le fleuve, sans que personne n’ait pu comprendre pourquoi… J’ai changé de monde, tout à coup, comme si une page se tournait…
- Je suis désolé… balbutia-t-il.
- Ne le sois pas ; il y a bien assez d’une personne triste sans que d’autres ne le soient par compassion.
Elle avait raison. Elle avait de nouveau exprimé une vérité indubitable, sans la moindre forme d’orgueil, l’énonçant sans condescendance. Elle semblait réfléchir, encore et encore, cherchant de philosophiques conclusions à chacune de ses paroles.
- Il faut que j’y aille… reprit-elle. A bientôt.
Elle marqua une pose puis reprit :
- Merci. Cette discussion… ça m’a été utile pour me détendre… il y a des jours où ça fait du bien… Salut…
Utile… il ne s’était presque jamais senti utile, non. Il se contentait de servir aveuglément monsieur Paul, versant chaque nuit dans la cheminée de sa demeure les quelques songes qu’il réussissait à capturer. Le vieil homme lui remettait quelques piécettes, chaque matin, en échange du service rendu. Néanmoins il ne savait pourquoi il faisait ce qu’il faisait ; il se contentait de le faire, voilà tout.
Désormais il ne pouvait plus rester les bras croisés ; il lui fallait savoir à quoi il était utile, quelle cause il servait, à quoi il concourait. Cette fille dont il ne connaissait même pas le nom lui avait ouvert une voie, lui montrant le chemin, l’incitant à poursuivre ; plus jamais il ne l’oublierait.
◊
Victor enjamba la clôture métallique et s’avança dans le jardin, méfiant. La demeure de son maître se dressait devant lui dans la pénombre, calme, silencieuse. La cheminée s’élevait au-dessus du toit, comme quelque sentinelle guettant un ennemi dans les ténèbres. Aucune lumière ne filtrait à travers les volets de bois, témoignant du sommeil de celui qu’elle abritait. Monsieur Paul dormait, sans aucun doute, blotti sous ses couvertures, ne songeant pas que quelqu’un arrivait, pénétrait dans sa demeure, à l’affût de quelque secret. Le vieil homme n’était pas sur ses gardes, mais le garçon le savait froid, cruel aussi. Il serait capable de tout, s’il se faisait voir ; il devait redoubler de prudence, éviter le moindre bruit qui pût témoigner de sa présence ; il en allait de sa vie.
Le garçon tenta de faire jouer les gonds d’une des massives persiennes de chêne – en vain. Le bois faisait front, opposant une farouche résistance. Pourtant Victor ne s’arrêta pas. Il tenta l’opération pour chacun des panneaux de bois, avec chaque fois plus de détermination, plus d’assurance ; enfin, au cinquième essai, il réussit.
Il déposa la lourde plaque sur le sol, observant la pièce qui se trouvait à l’intérieur. Elle n’abritait personne ; tout était bien. Le garçon sortit un morceau de métal bleu de sa poche et commença à rayer la fine vitre de verre, prenant garde au moindre crissement. L’outil ripait sous ses doigts, écorchait ses mains osseuses, mais demeurait muet, puissant. Quelques minutes lui suffirent pour qu’enfin le carreau cédât en un large disque qu’il déposa dans l’herbe, près de lui.
Victor passa sa main droite dans la brèche, saisissant la poignée qu’il fit tourner entre ses doigts, puis poussa précautionneusement sur le vantail, priant pour qu’il ne grinçât pas. Il se hissa sur le rebord de la fenêtre, et glissa ses pieds de l’autre côté du mur, lentement. Il n’y eut aucun crissement, aucun bruit, aussi infime fût-il ; rien ne vint troubler le parfait silence de la nuit. Puis il fit quelques pas à l’intérieur, longeant les cloisons, observant les étagères : il n’en crut pas ses yeux.
Là, à quelques mètres de lui, une ribambelle d’objets précieux étaient entreposés, comme neufs. L’or et l’argent brillaient, resplendissaient même, reflétant les rayons pourtant faibles de la lune qui scintillait paisiblement au-dehors. Quelques perles étaient disposées, çà et là, gigantesques, magnifiques d’éclat. Il resta quelques instants interdit, médusé devant tant de somptuosité, tant d’abondance. Cependant il se décida à avancer, redoublant de prudence. Partout régnait la même richesse, le même faste, la même magnificence. Les murs étaient parsemés d’imposants tableaux de maîtres, de meubles de bois précieux. Victor croyait son maître modeste ; il n’en était rien.
Enfin la cheminée apparut devant lui. Il n’en crut pas ses yeux. Un faisceau lumineux jaillissait du foyer et s’élançait à travers la pièce, formé d’une kyrielle de billes scintillantes. Le rayon ondulait lentement, à l’unisson, traversant la pièce de part en part, comme quelque fleuve merveilleux charriant un flot de songes, calme, vivant. De songes… C’était donc ainsi que le vieil homme récoltait les rêves, ces rêves que lui-même versait dans le conduit de pierre, quelques mètres plus haut. L’onde conduisait les songes, les portait à leur destination finale, les concentrant peu à peu. Mais où débouchait-elle ?
Pour le savoir, il lui fallait la suivre, jusqu’à quelque citerne, quelque réservoir, au risque de se faire prendre ; il ne savait s’il en avait le courage. Victor songea aux paroles de la jeune fille, à son regard lourd de messages autant que de tristesse. Oui, il le pouvait, il le voulait, il en avait la force. Il fit un pas en avant, puis un autre, puis un autre encore, scrutant l’obscurité. Soudain il entendit un bruit métallique, sourd, et une douleur aiguë irradia sa jambe, violemment.
Il avait heurté une barre de fer. Le métal froid était là, contre son membre, il le sentait, le voyait, l’entendait. Le pied d’un lit avait stoppé sa marche, l’arrêtant dans son élan ; il lui fallait désormais s’éloigner.
Victor recula de quelques centimètres, par gestes lents, prudents, relevant peu à peu la tête. Il plissa les yeux et se pencha vers l’avant pour mieux apercevoir ce qui se trouvait devant lui. Il manqua de défaillir.
Une pierre blanche lévitait dans l’air, attirant le flot de rêves par son reflet de perle. Les anciens disaient que certains joyaux recueillaient la lumière des astres, portant à jamais la marque de leur éclat, de leur flamboiement, de leur harmonie ; une de ces pierres de lune était là, devant ses yeux, traversée par les songes. Ceux-ci retombaient en pluie d’étoiles, dégringolant en cascade comme quelque poussière d’arc-en-ciel, paisiblement.
Monsieur Paul dormait dans un lit de soie rouge, une myriade d’étoiles colorées ruisselant sur son corps.
Le garçon avait compris. Son maître était riche, mais dépourvu de rêves ; la fortune avait peu à peu chassé l’imagination, détruit les images qui se pressaient jadis dans sa tête, réduisant sa joie de vivre à néant. Sa fortune n’était que pièces d’or, d’argent, de vermeil, de bronze ; toute autre chose en lui était pauvre, famélique, délaissée aussi. Et le vieil homme l’avait appris à ses dépens, le savait, l’admettait, le regrettait aussi ; il s’appuyait lâchement sur son bien, employait son argent à sa seule survivance. Monsieur Paul s’évertuait à récolter les songes des autres, les vivant en lieu et place des siens. Pourtant déjà il agonisait à l’intérieur de lui-même, reculant l’échéance de sa mort. Les hommes doivent vivre de leurs rêves, de leurs espérances – que pourraient-ils devenir sans eux ?
Victor se mit à le haïr, tout à coup.
Son cœur battant la chamade, le garçon commença à s’éloigner. Il fit reculer lentement ses pieds, l’un après l’autre, les levant autant qu’il le pouvait, fixant le vieil homme encore endormi. Il restreignait chacun de ses mouvements, ne respirant quasiment plus, se murant dans une absolue précaution. Il avait tort.
Sa tête heurta un objet métallique, et il perdit l’équilibre, brusquement. Ses muscles tendus ne purent réagir, tétanisés par l’effroi. Victor s’écroula comme une masse, étourdi par le coup qu’il avait reçu à la nuque ; il ne pouvait plus bouger. Son bras droit avait percuté une étagère, faisant rouler au sol les bibelots qui s’y trouvaient. La plaque de bois qui les retenait reposait à côté de sa pommette, des clous rouillés dépassant des angles patinés de la planche. Un liquide chaud coulait sur sa joue, descendait sur son épaule, imbibait lentement sa chemise, colorant son vêtement de vermeil…
Monsieur Paul n’était plus là.
◊
Le garçon relut plusieurs fois les quelques lignes qui s’étalaient sur le morceau de papier à lettres, incrédule, se maudissant de n’avoir pu s’enfuir. Au lieu de cela, il s’était misérablement évanoui, et s’était réveillé ici, entre les ardoises qui recouvraient le toit de sa demeure, ses blessures lavées, pansées, bandées de toile fraîche, une missive au creux de ses bras.
Et le message qu’il avait entre les mains signifiait sa mort, s’il ne faisait rien.
« Mortus tuus erit, quando mane veniet, si hic non est somnium dei, et non mittitur ab te mihi. »
(Ta mort sera quand le matin viendra, si n’est pas ici un rêve divin que tu m’auras apporté.)
Monsieur Paul lui communiquait parfois ses ordres ainsi, usant du latin en lieu et place de code. Victor l’avait appris, depuis sa plus tendre enfance, et désormais le parlait, l’écrivait ; il en usait dans ses propres pensées, l’entendait dans ses rêves, se surprenant parfois à le prononcer à haute voix. Monsieur Paul entretenait malgré lui son don des langues, et le garçon s’en réjouissait ; cette langue était son trésor, son jardin secret.
Mais cette fois il eût préféré ne pas comprendre.
Ces mots n’étaient pas innocents, non. Ils étaient crainte, effroi, vengeance, menace de mort, la pire des menaces ; et lui redoutait cette menace, tremblait devant elle dans sa majestueuse horreur ; pourtant il n’avait pas une seconde à perdre. Il lui fallait faire vite.
Victor agrippa son filet à rêves et sauta agilement sur le faîte du toit, retrouvant peu à peu son équilibre. Il avança jusqu’au bord, d’une allure prudente, mesurée, prenant garde au moindre faux pas. Puis il se mit à chercher.
Le garçon parcourut durant de longues minutes les vastes allées d’ardoise, en vain. Un rêve ou deux se profilaient, ici et là, se déployant rapidement dans les airs. Ceux-là ne sauveraient pas sa vie ; car ils étaient trop fins, trop légers, trop simples, trop ordinaires ; ils étaient tout ce que son maître détestait. Cette nuit, les rêves semblaient s’éloigner de lui, filer droit vers les étoiles dans un mouvement de détresse. Son filet se levait sans cesse, fouettant les ténèbres dans un mouvement de colère. Il n’en pouvait plus.
Harassé, Victor s’assit sur le rebord d’une cheminée, pleurant de douleur ; il était perdu. L’aube s’avançait à pas de velours, et les premières lueurs du matin apparaissaient une à une, annonçant l’arrivée prochaine de l’aurore.
Il songea à la mort. Quelque chose dans son dos le fit se retourner.
Ce qu’il cherchait était là, à quelques mètres de lui, flottant à sa hauteur. Un rêve gigantesque se déplaçait lentement dans sa direction, en une vaste nébuleuse compacte, lumineuse. Son éclat projetait dans toutes les directions des étoiles d’or, d’argent, d’azur, qui s’égaillaient paisiblement dans les airs, s’effaçant peu à peu.
Victor fit volte face et s’approcha de lui, agrippant son filet à deux mains. Il n’avait jamais vu de songe de cette beauté, de cette dimension, de cette puissance ; car celui-ci était empli de force, de bonté, de tristesse ; et le garçon le comprenait, le sentait au plus profond de son être. Néanmoins il ne savait à qui il pouvait appartenir.
Victor s’extirpa de sa contemplation et fit quelques pas en direction du nuage, se mettant en position. Il lui fallait s’en saisir au plus vite. Monsieur Paul exigeait un rêve en échange de sa vie ; et ce songe-là était splendide, d’une harmonie sans égale, d’une perfection absolue. Il eût préféré l’admirer encore quelques instants, le laissant dériver tel un navire dans l’immensité de la mer, se soumettant au respect qu’imposait une telle magnificence. Mais dans quelques minutes à peine l’aurore commencerait à poindre ; il ne pouvait tarder.
D’un ample geste du bras, il ramena l’immense nébuleuse vers lui, la contrôlant autant qu’il pouvait. Il groupa progressivement la nuée, la retenant de toutes parts, évitant qu’elle ne s’enfuît. Puis il enserra le songe, le pressa de toutes ses forces, le compactant en une boule lumineuse. Quelques filaments dorés s’échappaient de la brillante sphère ; le garçon ne se démonta pas, mais les ramena patiemment vers le centre, un à un. Puis il appliqua ses mains sur les quelques angles saillants qui demeuraient, les polissant longuement d’un mouvement régulier. Bientôt une boule translucide lévita majestueusement devant lui, animée çà et là de quelque maladroit soubresaut. Le rêve était prêt. Victor se saisit prudemment du songe, puis le glissa dans son sac, l’empêchant de s’enfuir.
◊
Le garçon se tenait tout près de la cheminée de monsieur Paul, désormais. Il maintint sa besace contre lui, réfrénant les vibrations du songe, et s’approcha du conduit de briques. Il desserra les liens qui maintenaient la toile fermée, agrippa le rêve qu’elle abritait et s’en empara à deux mains. La matière tressauta.
- Mon souvenir...
La jeune fille se tenait devant lui, à quelques mètres, le fixant avec inquiétude.
- Je t’ai dit que je n’avais pas de souvenirs, mais… Mon seul souvenir est là, entre tes mains, je le sens… Quand mes parents sont morts, j’ai compris qu’ils… qu’ils voulaient me transmettre quelque chose, me donner d’eux une trace pour que je puisse savoir qui ils étaient. Je le savais, j’en étais sûre. Je t’ai vu près de ce nuage, à l’instant, et j’ai tout de suite compris que c’était le mien, mon souvenir. Dans le grand peuple de la mer, il existait une coutume… Manaty myndelë pëlopëtelë… le message du monde d’à-côté… Deux nuits après leur décès, les morts envoyaient à leur famille un souvenir de l’au-delà. Et les vivants pouvaient le consulter durant toute la nuit, après quoi il disparaissait. C’est aujourd’hui mon jour… Je dois voir ce rêve, il ne me reste plus que quelques minutes… c’est ma seule chance…
Victor commença à douter. Et elle le fixait toujours, implorante, semblant vouloir ce songe plus que toute autre chose. Mais le garçon n’était pas superstitieux. La mort était pour lui l’achèvement de la vie, non une renaissance. Ce qui la suivait ne pouvait être que néant, noir, ténébreuse inexistence. Pourtant la jeune fille ne pouvait mentir, non. Quoi qu’il en pût croire, ce souvenir était le sien, celui de ses parents morts depuis peu. Le perdre ajouterait encore à sa solitude, à son désespoir, à sa souffrance qui paraissait éternelle. Victor eût voulu prendre le rêve entre ses mains, le remettre entre les siennes d’un sourire charitable, se sacrifier pour le bonheur d’une autre. Pourtant il en était incapable. Son instinct de survie le poussait à accomplir ce qui le sauverait, coûte que coûte. Sa conscience n’y pouvait rien, se pliait à cette cruelle évidence ; toute la vie qui imprégnait son corps exigeait de garder sa place, quelles qu’en fussent les conséquences ; il ne pouvait y déroger.
- Désolé, murmura-t-il.
Victor jeta le rêve dans le conduit. Celui-ci descendit lentement, flotta entre les briques, rebondissant doucement contre les parois. Il sembla hésiter quelques instants, remontant un peu dans la cheminée de pierre, puis se mit à progresser à plus vive allure, happé par la pierre de lune.
Victor baissa immédiatement la tête, maudissant mille fois l’égoïsme animal dont il n’avait pu repousser l’emprise. Il savait la tâche impossible à la plupart des hommes, pourtant il se sentait faible, lâche, insensible à la douleur des autres, éperdu de tristesse. Il lui fallait s’expliquer, justifier son geste, demander pardon. Lui avait craint la mort ; il sentait bien qu’elle ne la craignait pas.
Le garçon se retourna, cherchant la jeune fille des yeux.
Soudain il sentit une présence derrière lui, et un grand bruit sourd se fit entendre, brutal, prompt, semblant provenir de la large cheminée de pierre.
Victor se pencha au-dessus de l’orifice, observant avec effroi ce qui se trouvait à l’intérieur.
La jeune fille gisait au fond du conduit, la nuque brisée. Souriante.
Son souvenir lui avait ouvert les portes du monde d’à-côté.
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