
Les cahiers de coloriage - Elsa Pincet
Concours : concours de nouvelles du festival Etonnnants-Voyageurs (St-Malo, Ille-et-Vilaine) 2008 - 1e prix
LES CAHIERS DE COLORIAGE
Les freins hurlèrent sur le métal des roues et le train, qui ralentissait déjà depuis une centaine de mètres, finit par s’immobiliser tout à fait. On était en rase campagne.
- C’est pas vrai ! râla un voyageur. Je vais rater ma correspondance à Larena.
- C’est juste un contrôle, miaula sa voisine en rajustant l’identi-badge réglementaire sur le col de sa veste. Il faut bien, avec tous ces voyous qui veulent renverser notre Gouvernement !
- Des voyous ? Moi je les appelle des héros… grommela un vieil homme d’une voix sourde. Si j’avais quelques années de moins…
- Pfoui ! cracha la vieille dame. Vous répèteriez ça devant la milice ?
Le cœur de Chuck s’affola. Il jeta un coup d’œil affolé à la valise posée au-dessus de sa tête, dans le porte-bagages. Fallait-il l’abandonner avec tout son contenu, sauter du train et courir en direction du petit bois tout proche ? Inutile. Il n’avait aucune chance d’y arriver vivant.
« Voilà, se dit-il, je suis pris. Il fallait bien que ça arrive… » Qu’allait penser la petite Brit, qui l’attendait à la gare de Larena ? Et Markus ? Et tous les autres ? Sauf miracle, il ne les reverrait plus. Il fouilla sa poche à la recherche de son identi-badge. Autant éviter les provocations.
Un grincement indiqua à la demi-douzaine de passagers du wagon que les miliciens venaient d’ouvrir les larges portes de fer qui communiquaient avec l’extérieur. Des éclats de voix leur parvinrent et un courant d’air glacé s’engouffra dans le compartiment par l’interstice des portes de bois mal jointes.
Chuck frissonna. Il lui semblait que son estomac avait disparu, remplacé par une matière molle et rugueuse qui lui écorchait les parois du ventre. « Trois jours, songea-t-il, je dois tenir trois jours... »
Enfin, les hommes de la milice apparurent. Ils étaient trois, vêtus de leurs habituelles combinaisons vertes en CSGM (Chewing-gum Sans Sucre Génétiquement Modifié), un matériau très souple, résistant à l’épreuve des balles. Ils étaient chaussés de lourdes bottes noires. Sur leur épaule droite était cousu l’insigne du Gouvernement, un S entouré par un scorpion doré aux yeux bleus. Le scorpion était le symbole du parti radicaliste qui avait pris le pouvoir par la force, dix ans auparavant; ce parti était maintenant à la tête d'un miniscule pays appellé Sirkistan. Le S représentait l’actuel chef de ce parti, Salômbo Sarà.
Les miliciens étaient armés de pistolets gros calibre. La vieille dame laissa échapper un soupir d'aise en apercevant la dague qui pendait à la ceinture de l'un d'eux. Elle jeta ensuite au vieil homme un regard supérieur.
- Identi-badges ! aboya l’homme qui arborait les galons de commandant. Contrôle !
La vieille dame s'empressa de présenter son identi-badge au milicien le plus proche. Elle souriait de toutes ses dents, visiblement ravie de montrer à quel point elle les admirait et les approuvait. Le milicien daigna à peine la regarder.
Les miliciens bousculèrent sans ménagement les passagers qui s’étaient levés pour prendre leur identi-badge dans leur sac, jetant au passage un vague coup d’œil à ceux qui le portaient épinglé sur leur veste. Ils avaient repéré un garçon qui voyageait seul, un garçon qui pourrait bien être celui qu’ils recherchaient… La vue de la valise noire posée au-dessus de sa tête et son étrange comportement, nerveux et provocant à la fois, achevèrent de les convaincre. Chuck se tortillait sur son siège et jetait de fréquents coups d'oeil à la valise. Sa respiration s’accéléra lorsqu’il vit le regard menaçant des miliciens qui s’approchaient de lui, tels des chiens salivant devant un steak bien saignant.
- Josh Mildom ? Toi ? questionna l’un d’eux après avoir jeté un coup d’œil à son identi-badge.
Chuck acquiesça. Les Rebelles avaient des appuis au bureau des Identités, ce qui lui avait permis d’obtenir ce faux identi-badge.
- Ta valise ? lui demanda le commandant. Dedans?
- Mes affaires de voyage, répondit Chuck. Je vais chez ma grand-mère à Larena.
- Sûr ! lâcha un milicien entre ses dents en s’avançant vers le porte-bagages.
Il s’empara de la valise.
- N’y touchez pas ! s’exclama Chuck.
Il ne fallait pas qu'ils ouvrent la valise, ou tout serait perdu. Il devait encore tenir au moins trois jours... Pendant que les miliciens interrogeaient Chuck, le vieil homme qui avait manifesté son hostilité au Gouvernement s'était levé, le poing brandi. Il fulminait. Le garçon s’apprêtait à tenter une dernière action désespérée quand le vieil homme poussa un cri. Il porta la main à son cœur et s’effondra sur le sol en râlant.
Les miliciens, qui n'avaient pas vu la colère du vieil homme, hésitèrent. Le code était clair : il était de leur devoir de venir en aide à tout civil dont le mal n’était pas causé par une quelconque action pouvant contrarier les plans du Gouvernement. C’était ce qu’ils appelaient la « Corvée Humanitaire » En contrepartie, ils pouvaient, quand bon leur semblait, supprimer quiconque représentait à leurs yeux une menace pour le Gouvernement, sans aucun jugement. C’était le «Bonus de Sécurité ».
Finalement le miliciens jugèrent que le vieil homme qui se tordait de douleur sur le sol froid et dur du wagon ne représentait pas une menace pour le parti de Salômbo Sarà. Ils s’approchèrent de lui et le roulèrent précautionneusement sur le côté. Les voyageurs étaient fascinés par la scène. La plupart d’entre eux n’avaient pas connaissance du code d’honneur des miliciens et, ayant été habitués à des hommes durs, brutaux et même cruels parfois, ne comprenaient pas ce qu'il se passait. Chuck resta sur place quelques secondes, stupéfait, puis une évidence s’imposa à lui : il n’avait pas le choix. Il s’empara de sa valise que le milicien avait laissée sur le siège rembourré du wagon et se mit à courir vers la sortie. Il entendit le chef de la milice pousser un juron, les lourdes bottes des miliciens claquer sur le sol, et les interjections qu’ils lui lançaient : « Arrête ! Stop ! Halte ! ».
Déjà, il était dehors. Chuck eut un moment d’hésitation, puis se remit à courir en direction du petit bois, encore plus vite, serrant la poignée de la valise dans sa main droite. Il jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule : les miliciens étaient à une cinquantaine de mètres de lui, arrêtés. L’un d’eux tenait son pistolet devant lui, visiblement en train d'ajuster son tir. Sa cible ne faisait aucun doute. Le garçon accéléra encore. « N’y pense pas, songea-t-il, n’y pense pas. Ils t'ont vu... Atteins le petit bois, ils ne pourront pas te suivre avec leurs bottes lourdes. Allez, mon vieux, le petit bois… »
Il devina plus qu’il n’entendit le bruit sourd de la détonation. Une douleur fulgurante transperça soudain son épaule gauche et ses yeux se remplirent de larmes. Chuck vacilla mais continua à courir. A partir de ce moment, tout lui parut se dérouler dans un brouillard nauséeux. Il se souvint vaguement avoir continué à courir, courir, puis s’être laissé tomber dans un fossé avec la valise. Couché en chien de fusil, protégeant son corps de ses bras, il avait prié de toutes ses forces pour que la douleur s’arrête. Il s'était ensuite évanoui et avait sombré dans une espèce de sommeil comateux.
Quand Chuck ouvrit les yeux, la première chose qu'il vit fut un plafond bas en bois clair, soutenu par des poutres massives. Un goût âcre lui brûlait la gorge. Il essaya de se redresser mais il fut pris de vertiges et se laissa retomber mollement sur les oreillers du lit étroit sur lequel il était allongé. Une couverture piquante couvrait son corps encore habillé.
La porte à droite du lit s'ouvrit et une femme entra dans la pièce. Elle était grande, mince, vêtue d'une ample robe de toile recouverte d'un tablier. Elle tenait un plateau sur lequel étaient posés un bol de soupe et un verre rempli d'une substance blanche et épaisse semblable à du fromage blanc. Elle posa le plateau sur le sol et s'assit sur le lit. Elle regarda Chuck d'un air bienveillant et posa sa main sur son front.
« Tu es encore chaud. Tiens, bois ça, dit-elle en lui tendant le verre. » Chuck renifla la substance blanche d'un air suspicieux, puis l'avala d'un trait. Il sut tout à coup d'où venait le goût âcre dans sa bouche. Il toussa puis demanda:
- Qu'est-ce que c'est?
- Un médicament pour ta blessure. Tu étais dans un sale état quand mon fils et mon mari t'ont trouvé. Tu délirais à moitié, tu parlais d 'un train, d'une valise et d'un certain Markus...
Une vague de panique envahit le garçon.
- La valise! La valise, vous... Est-ce que... La forêt... Ils vont la trouver...
- Ne t'inquiète pas pour ça, ta valise est ici, sous le lit.
- Depuis combien de temps suis-je ici? s'inquiéta Chuck.
- Depuis deux jours.
Chuck se détendit un peu. Il ne lui restait plus qu'à gagner encore quelques heures, et tout serait fini.
La femme se leva et, après avoir ouvert la porte, lança:
- Ne t'en fais pas. Tous les miliciens du pays sont à ta recherche mais tu es en sécurité ici, et tu peux rester aussi longtemps que ce sera nécessaire. Au fait, je suis Agnès.
Chuck se sentit soulagé. Ainsi, le plan avait encore une chance de réussir...
Il la regarda, ses yeux bleus débordant de tendresse et de gratitude. Cette femme aurait pu être la mère qu'il n'avait jamais eue... Alors il sourit. Son premier sourire depuis des mois. La femme le lui rendit et sortit de la pièce après lui avoir conseillé de manger la soupe et de se reposer.
Chuck somnolait lorsqu'une jeune fille pénétra dans la pièce. Elle s'approcha du lit et se pencha sur le visage paisible de Chuck, qui ouvrit brusquement les yeux. La fille recula en poussant un petit cri de stupeur.
- Eh! lui lança Chuck en lui souriant. N'aie pas peur, je ne suis pas en état de te faire du mal...
La fille s'était reprise et se tenait à présent debout au milieu de la pièce. Elle regardait le jeune garçon, l'air curieux. Il se redressa péniblement et l'observa à son tour. Elle devait avoir une quinzaine d'années. Son teint pâle et ses taches de rousseur faisaient un étrange contraste avec sa peau à lui, basanée. Elle avait les yeux brun clair, le regard vif et intelligent.
Au bout d'une ou deux minutes, elle se détendit enfin, lui sourit, et vint s'asseoir sur le lit, exactement à la même place que sa mère quelques heures auparavant.
- Qui es-tu ? demanda-t-elle au garçon.
- Je m'appelle Chuck, répondit-il. Et toi?
- Hélène. Mon père et mon frère t'ont trouvé dans le petit bois, avec une valise. Qu'est-ce que tu faisais là-bas?
Chuck eut soudain envie de tout lui raconter, les Rebelles, le plan, Markus, la valise, le train, les miliciens, sa mission et aussi l'orphelinat, sa fugue avec la petite Brit qu'il avait prise sous son aile, sa haine pour Salômbo Sarà qui avait assassiné ses parents... Elle n'était qu'à une trentaine de centimètres de lui et elle le regardait de ses beaux yeux doux et profonds. Chuck se dit qu'il suffisait de la regarder pour se noyer dans ces yeux si clairs et que tout serait bien. Il n'aurait plus à courir, à se battre, à se faire tirer dessus, tout deviendrait simple s'il arrivait à s'y noyer... Mais non! Il avait une mission, il ne fallait pas qu'il s'en détourne... Il eut soudain une idée.
- Est-ce que je pourrais parler à ton frère?
Elle sourit.
- Bien sûr. Je vais le chercher.
Elle sortit en laissant la porte entrebaîllée.
Quelques instants plus tard, un jeune homme d'une vingtaine d'années entra dans la chambre. Il dévisagea Chuck d'un air suspicieux avant de lui sourire franchement.
- Tu as meilleure mine que quand nous t'avons trouvé... Je suis Justin.
- Justin, j'ai besoin de toi. Il faut que tu m'aides.
Quand Justin sortit de la pièce, Chuck était tout à fait rassuré. Malgré ses protestations, le jeune homme ferait ce qu'il lui avait demandé. Il protégerait ainsi sa famille, à laquelle Chuck s'était déjà attaché, et garantirait la réussite du plan.
Quelques heures plus tard, alors que la nuit était tombée, des coups sourds firent trembler la porte de la maison.
- Ouvrez ! Milice ! Rebelle !
Agnès et Jean-Jacques, son mari, se regardèrent. Ils interrogèrent Justin du regard, qui haussa les épaules en signe d'ignorance.
- Ne vous inquiétez pas. Je m'en vais, dit Chuck, appuyé contre le chambranle de la porte pour ne pas tomber. Agnès et Jean-Jacques protestèrent, mais Chuck insista. Il les remercia chaleureusement, lança un regard complice à Justin puis retourna dans la chambre pour prendre la valise.
Justin le suivit et ferma la porte derrière lui.
- Tu n'étais pas obligé de te sacrifier, lâcha Justin.
- Justin, tout va bien... Détends-toi !lui répondit Chuck.
- Mais enfin, tu m'as demandé de te dénoncer ! C'est du suicide !
- Peut-être... ou peut-être pas ! Qui sait ? En tous cas, ta famille est à l'abri, collabo! répliqua Chuck en riant. Justin le regarda comme s'il était fou avant de joindre son rire au sien; c'était si bon de rire enfin...
Hélène fit irruption dans la chambre en faisant de grands signes de bras. « Ils sont là ! articula-t-elle. Dans l'entrée! »
Chuck serra la main de Justin ; les deux garçons souriaient encore.
- Vite ! chuchota-t-elle à Chuck, en ouvrant une trappe dissimulée dans le plancher. Suis-moi !
Ils suivirent une sorte de tunnel de pierre dans le noir complet. Au bout d'une dizaine de minutes, Chuck entendit Hélène déplacer une grille et une ouverture apparut au-dessus de leur tête. Hélène désigna l'ouverture à Chuck et lui dit rapidement :
- Voilà. Cette ouverture est à côté du chemin qui mène à Larena. Bonne chance et... fais attention à toi, je t'en prie.
- Hélène, je voudrais te demander une dernière chose. Je voudrais que tu t'occupes d'une petite fille à qui je tiens beaucoup, Brit. Je lui ai dit de m'attendre trois jours à Larena puis de se rendre chez le forgeron de la ville, qui est lui aussi un résistant.Si dans deux jours tu n'as pas de mes nouvelles, ramène-la chez toi, je sais qu'elle y sera heureuse.
- D'accord, répondit la jeune fille. Tu peux compter sur moi !
Chuck la regarda une dernière fois avant de se hisser avec la valise par l'ouverture. Il se mit immédiatement à courir à petites foulées, sans se retourner. Il savait qu'il ne reverrait jamais Hélène. Le jour se levait. « Trois jours, murmura Chuck, un sourire paisible sur les lèvres. » Brit serait en sécurité maintenant. Chuck ne sentait plus la douleur dans son épaule. Il ne paniqua pas lorsqu'il entendit le pas lourd des miliciens derrière lui. Il se contenta de ralentir. Il était tranquille. Il avait gagné assez de temps.
Les miliciens le capturèrent sans qu'il opposât la moindre résistance. Ils le fusillèrent dans le petit bois où il leur avait échappé la première fois. Ils arrachèrent ensuite à ses bras inertes la valise qu'il avait continué à serrer contre lui. On aurait dit qu'il dormait.
Les miliciens se congratulèrent mutuellement, savourant leur victoire et la prime qui en découlerait certainement. Vu comment le jeune rebelle avait protégé la valise, elle contenait certainement des documents importants.Cette fois, les Rebelles étaient faits comme des rats...
L'homme le plus gradé eut le privilège d'ouvrir la valise. Il fit jouer la fermeture, souleva lentement le couvercle et poussa un cri de rage et de frustration.
La valise était remplie de cahiers de coloriage.
Au même instant, le dénommé Markus arrivait au quartier général des Rebelles avec en sa possession une valise identique à celle de Chuck. Il n'avait croisé aucun milicien sur sa route; tous étaient à la recherche de Chuck. Le plan avait fonctionné à merveille. La valise contenait des documents qui permettraient de renverser le Gouvernement.
Trois mois plus tard, le gouvernement de Salômbo Sarà tomba; les Rebelles instaurèrent une nouveau système démocratique et organisèrent les prochaines élections auxquelles prendraient part tous les citoyens.
Les membres de la milice furent jugés et envoyés dans les différentes prisons d'Etat. Un monument fut érigé en l'honneur de tous ceux qui étaient morts pour « Le triomphe de la liberté et de la justice ». Des centaines de noms y furent gravés, mais Justin, Hélène et Brit savaient que celui de Chuck serait parmi les premiers...
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