
Tous les pas égarés ne sont pas forcément perdus - Elsa Pincet
Concours : Concours de nouvelles de la bibliothèque de Belfort (Belfort, Territoire-de-Belfort) 2009 - 1e prix
TOUS LES PAS EGARES NE SONT PAS FORCEMENT PERDUS
Le train arrive en gare de Belfort. C’est un train parmi les dizaines d’autres qui s’échouent ici jour après jour avant de repartir vers des destinations plus ou moins lointaines. Les passagers en descendent, valise à la main ou simple sac au dos, et je sais qu'ils se pensent uniques. Mais je peux vous dire, moi qui vois défiler des flots de voyageurs à longueur de journée, que les gens se ressemblent tous. Ce sont des livres ouverts qui racontent les mêmes histoires, et je lis en eux sans efforts ni difficultés.
Moi, je vis dans la gare. Enfin, pas exactement, mais c’est tout comme. Je ne rentre chez moi que pour dormir et me laver. Le matin, je suis la première à arriver et je reste bien après que la nuit soit tombée, même en été où le jour s’invite parfois jusqu’à neuf heures et demi. Je n’y suis pas obligée, c’est juste que j’aime la gare. Pas celle-ci en particulier, j’aime toutes les gares, enfin je suppose puisque je n’en ai jamais vu d’autre.
Je n’ai jamais quitté Belfort depuis quarante ans que je suis sur cette Terre ; peut-être que c’est pour ça que j’apprécie tellement ce lieu de transit, de passage, cette espèce de carrefour ouvert à toutes les directions et tous les possibles. Je n’ai jamais eu le courage de partir à mon tour, de suivre ce flot nomade de voyageurs, sans cesse en mouvement, sans cesse renouvelé. Peur de me perdre en route sûrement, de ne pas retrouver le chemin de la maison, comme les bateaux qui lèvent l’ancre et se perdent dans le brouillard sans espoir de retour.
Ici, je suis femme à tout faire. La gare de Belfort est une petite gare qui ne nécessite pas un personnel nombreux, donc nous nous connaissons tous et échangeons régulièrement nos postes. Ce n’est pas très déontologique, mais tellement amusant… ! J’adore passer d’un poste à l’autre au fil de la semaine, le lundi vente des billets, mardi responsable du point Relay, mercredi ménage, jeudi équipe technique, vendredi surveillance des quais… Je travaille 6 jours sur 7 et je passe mon dimanche à bouquiner sur le quai, assise sur un banc. Là encore, je change régulièrement de place ! Premier dimanche du mois, quai n°1, deuxième dimanche quai n°2… Jour après jour, mon quotidien gravite autour de la gare. Contrairement au commun des mortels pour qui elle est un lieu de passage, je la considère comme un foyer.
Je crois qu’une autre raison pour laquelle je me sens bien ici, c’est que j’aime regarder les gens. Alors vous pensez, avec une horde de voyageurs en continu dans le hall, sur les quai ou à la boutique, je suis comblée ! J’aime les décortiquer, m’imprégner de leur visage, saisir leur histoire au détour d’une phrase ou d’un geste. J’en ai vu des retrouvailles, des séparations, des au revoir et des adieux, des mères qui pleurent en laissant leurs enfants trop vite grandis ou en retrouvant ceux qu’elles avaient peur de ne jamais revoir. Ça vient de tous les horizons et ça tourne, ça rentre, ça sort, ça arrive et ça repart ! Les militaires droits et serviables, les amoureux insouciants ou déchirés, les grand-parents attendris, les étudiants plongés dans leurs fiches, les enfants de divorcés un peu trop mûrs, les vacanciers en goguette, les travailleurs éreintés, les artistes et leur lot de couleurs et de fantaisie… Parfois au milieu de cette masse bigarrée je capte un détail qui m’interpelle et me touche, comme le regard de ce garçon là-bas.
Il doit avoir une vingtaine d’années et on a l’impression qu’il n’a que ça, un regard. Un regard qui fouille le hall d’arrivée dans ses moindres recoins, puis glisse vers les portes vitrées pour scruter l’extérieur, le parking, la rue, les flocons qui tombent, avant de revenir vers le hall et de continuer à chercher, sans relâche. Il est très attendrissant avec son bonnet en laine posé sur ses cheveux en épis, son nez rougi et la lueur candide de ses yeux clairs. A force d’errer dans l’espace réduit, son regard tombe sur moi, interrogateur. Je lui adresse un sourire rassurant, un sourire qui dit :
- Ne t’inquiète pas, elle va arriver.
- Je sais, répondent ses yeux.
Une jeune fille ne tarde pas à se ruer dans le hall, essoufflée, de la neige plein ses cheveux bruns. Elle porte une manteau rouge et on ne voit qu’elle, pas à cause du manteau, pas parce qu’elle vient de se jeter dans les bras de son amoureux en riant à gorge déployée, mais simplement parce qu’elle irradie. Je les vois partir en se tenant par la main, on dirait deux anges. Je n’ai même pas fait attention s’ils sont beaux ou pas ; je crois que ça n’a aucune importance.
Personnellement, je suis d’une banalité effrayante. Pas suffisamment laide pour être distinguée, pas suffisamment belle pour être remarquée. Je ne sais pas trop ce qu’il me manque, une étincelle dans le regard, de l’assurance dans la démarche, ou simplement quelques données génétiques moins foireuses. Toujours est-il que je n’ai jamais suscité d’amour passionné et encore moins durable, et que je me suis résignée à l’idée de finir vieille fille rancunière et aigrie.
Ma consolation c’est, encore une fois, mon travail. Mes collègues m’adorent, forcément : je les remplace au pied levé dès qu'ils en ont besoin. Je suis « l’employée du mois » douze mois par an parce que je travaille autant qu’on me le demande et plutôt deux fois qu’une, que je ne demande jamais de congés et que les mots « Noël » et « Nouvel An » n'ont aucune signification pour moi.
Il est bientôt temps de quitter la gare et de laisser la place à l'équipe de nuit en effectif réduit. Je resterais bien là encore quelques heures mais le chef de station va de nouveau me sermonner. Il trouve que je ferais mieux de sortir le soir, rencontrer des gens, nouer de vraies relations. Je lui réponds que je n'en ai pas envie ; en réalité c'est surtout que je ne sais pas comment faire. Alors je vais rentrer chez moi, mitonner un plat surgelé (j'adore le surgelé) et passer la soirée avec l'adorable boule de poils qui partage mon appartement. Je ne suis pas malheureuse. Je ne suis pas heureuse non plus. Je suis anesthésiée, anesthésiée des sentiments à force de ne plus rien ressentir. Je vis à travers les gens que j'observe à la gare, comme le jeune couple de tout à l'heure.
Je me poste sur le quai n°3. Un train attend l'heure de partir. Il neige toujours, les joues et les nez sont rouges, les valises sont lourdes, pleines d'habits chauds et épais. On s'embrasse, on rit, on frotte ses mains, on appelle, on écrit des mots sur la buée des vitres. Je regarde et je me réchauffe à la chaleur des autres.
D'aucuns diraient que j'ai raté ma vie. J'aime à penser qu'elle est encore en chantier, que toutes les occasions que j'ai manquées ne sont pas perdues. Je me convainc que je n'ai besoin de rien. L'amour, voyager, des amis, pour quoi faire ? Je suis bien comme je suis. Ma vie me plaît, je ne changerai rien. Rien...
Le train quitte la gare de Belfort avec des voyageurs anonymes à son bord.
Promis, un jour ce sera mon tour.
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