
Histoire co(s)mique - François Hublet
Concours : concours de nouvelles du salon du livre de Ploeren (Ploeren, Morbihan) 2009 - 2e prix
HISTOIRE CO(S)MIQUE
Il devait partir. Gaarblug, grand ordonnateur de la planète Neptune, avait envie de changer d’air. Depuis un an, seize heures sur seize, quatre-vingt-huit mille six cent soixante-dix-huit jours sur 88678 (je l’écris en chiffres - c‘est plus simple lorsqu‘il n‘y en a que trois cent soixante-cinq), il se lamentait. Le méthane atmosphérique qu’il respirait constamment commençait même à lui picoter les bronches. Fatigué, il ne dormait que peu et son régime de routine à base de gaz gelé ne lui suffisait plus. Les voyages officiels aux confins du système solaire, de Phobos à Gaspra, l’épuisaient, et ses multiples avantages avaient cessé de le satisfaire ; de sa position privilégiée, il lui suffisait d’un claquement de doigts pour que le moindre de ses désirs soit exaucé. En ayant douze au total, il pouvait même réaliser six de ses souhaits à la fois ! Mais l’éminent Neptunien était plongé dans un courant dépressionnaire qui allait bientôt conduire au cyclone. Aussi se décida-t-il enfin à faire remonter le baromètre. Pressant le bouton de quartz radioactif qui figurait sur son tableau de commande, il rameuta en un instant ses deux principaux collaborateurs, éminents médecins de la ceinture de Kuiper, et leur demanda conseil :
- Mon cher Gralbug, répondit l’un deux…
- Gaarblug…
- Oui, Gluralbg… vous devez ab-so-lu-ment changer d’air ! Un peu d’air frais vous ferait le plus grand bien !
- Affirmatif ! répondit l’autre. Mon cher Gralgarg… Gralgarb…
- Pardon… le coupa le premier. Une petite cure thermale bien sélectionnée vous remettrait sans aucun doute le système pulmonaire en place. La présence de deux médecins aguerris demeure naturellement indispensable au bon déroulement de votre traitement… Un voyage en solo aurait un effet désastreux sur votre moral…
- Où donc ? questionna l’ordonnateur, intrigué.
- Sur Vénus, bien sûr (slogan publicitaire bien connu des Neptuniens - y’en a dans la salle ?) ! Ses lacs de méthane pur avec chauffage solaire automatique… ça me fait chaud au cœur rien que d’y penser !
- Quand partons-nous ?
- Sur-le-champ ! Je réserve un hôtel sur place immédiatement. Attendons quelques instants, que notre demande prenne de l’avance sur nous dans sa traversée du système solaire, et nous pourrons partir. Avec le décalage horaire, il fera nuit lorsque nous arriverons à destination… cela fait cent jours que ça dure, d’ailleurs.
Les trois compères firent leurs bagages et embarquèrent dans leur vaisseau, déguerpissant à la vitesse de la lumière en direction de Vénus. Trois heures plus tard, ils croisèrent la planète Saturne et, quelques dizaines de minutes plus tard, ils furent en vue de la Terre, dont les océans, d’un bleu d’azur, les éblouirent au premier coup d’œil. Les Terriens s’y croyaient seuls dans la galaxie et les seuls à posséder un environnement vivant, ne supposant pas que le germe de la vie puisse se développer sur une planète agitée de vents puissants aux confins du système solaire.
Gaarblug et les deux médecins, eux, mouraient d’envie depuis longtemps d’y réaliser une petite escapade. Et c’est ce qu’ils firent, parce qu’ils le valaient bien ! Traversant l’atmosphère tels une comète (Halley comète, halley !), ils croisèrent sur leur trajectoire de magnifiques canards sauvages. Il ne fallut que quelques secondes au vaisseau incandescent pour carboniser ces innocentes volailles ; les cui-cui étaient cuits-cuits. Les extraterrestres atterrirent le plus silencieusement possible au milieu d’une prairie où paissaient tranquillement quelques vaches (avant l’atterrissage, parce qu’après…). Autour d’eux, de nombreuses pierres se dressaient, trônant au milieu d’une lande fleurie. Les trois Neptuniens, affamés par leur long périple, traversèrent le champ sous un fin crachin, espérant trouver de quoi remplir leur estomac. Une route étroite serpentait entre les roches, menant à un village aux toits d’ardoise.
Et c’est là qu’ils rencontrèrent leur premiers z’omo sapiens… Un petit homme, entouré de trois amis de carrure impressionnante, courait sur la chaussée d’un air pressé, un bijoux de la taille d’un poing duodécidigital (un gros poing, quoi !) entourant son poignet ; il dirigeait sans doute une grande tribu. Voulant l’apostropher, le commandeur de Neptune fut repoussé sans ménagement par les trois gorilles. Le lilliputien écarta ses gardes du corps, laissant la parole aux extraterrestres :
« - Nous cherchons quelque chose à manger. Vous sauriez nous renseigner ?
- Il y a quelqu’un qui m’a dit que… l’on mangeait en-core… dans la pâtisserie à l’entrée du village.
- Serait-ce possible alors ?
- Yes you can ! »
Le petit homme reprit sa course de plus belle et disparut à l’horizon, tandis que les trois Neptuniens prenaient le chemin du village.
La pâtisserie en question, blottie entre deux maisons imposantes, se dressait sur les bords d’une place, à l’entrée du bourg. Un triskèle rouge s’inscrivait sur l’enseigne, annonçant l’ouverture. Les trois compères poussèrent la porte, avec l’intention de commander la spécialité locale : le far breton, dont le nom s’étalait en lettres d’or sur la devanture du magasin.
Un garçon d’une treizaine d’années (je suis un littératovocophile extrémiste), fidèle aux habitudes des individus de sa classe d’âge, ronflait derrière le comptoir, emplissant la boutique d’une mélopée rivalisant de puissance avec les brames d’un cerf-vidé ; un déconcerto en dodo majeur. La clochette du magasin retentit. L’adolescent se remit sur ses pieds, s’extirpant de son sommeil, et adressa la parole à Gaarblug, qui s’était avancé. Le collégien s’exprimait étrangement et le Neptunien, étonné, était dans l’incompréhension la plus complète.
- ‘Jour, man ! Ca farte ta laïfe ? Ohé… tu pionces ?
- …???…
- T’es Rosbif ? Tu t’es viandé ? Les deux ? J’sais pas, mec, mais t’as une tronche…
- …???…
Gaarblug tenta une diversion :
- Mon cher garçon, pourrais-tu interpeller tes parents s’il te plaît ?
- S’tu veux voir mes vieux, c’est la louse, man ! Y sont pas au bled, z’ont dégagé au ski ! Au Mont Télimar, j’crois.
Pas de réponse. Zéro patate. Le garçon parlait comme un étranger – peut-être était-il Plutonien – et l’extraterrestre ne comprenait absolument rien au charabia continuel qui émanait de lui.
- ‘Tends, continua celui-ci, j’tapelle Tatate. Tata SDEKÅFEECHØØD !
- J’arriiiiiiiiiive ! répondit la tante du garçon. Pierre-Thibaut Déhère (il était surnommé P.-T.), qu’est-ce que tu fabriques encore ?
Enfin une personne qui parlait normalement. Les extraterrestres commandèrent une demi-douzaine de fars bretons, qu’ils reçurent des mains de la commerçante qui fixait sur son neveu un regard de glace. Déposant une énorme pièce de platine pur sur le comptoir comme à leur habitude, les trois Neptuniens quittèrent la pièce, laissant les deux locaux à leur contemplation du trésor. Les deux Terriens étaient devenus plus blancs que blancs (c’est quoi comme couleur ?). Puis, leur étonnement passé, ils se précipitèrent et enfermèrent la précieuse pièce dans un placard à vaisselle fermé à double tour, qui avait autant de bol qu’eux. Ils adressèrent un immense sourire à leurs clients qui emportaient avec eux les traditionnels gâteaux.
Gaarblug et ses deux comparses traversèrent la place, perplexes : il ne comprenaient pas que ce métal, qu’ils extrayaient par centaines de tonnes des astéroïdes, causât un tel émoi.
Ils reprirent le chemin de leur vaisseau, dévastant une nouvelle fois le champ par un décollage un peu « chaud » - au sens propre du terme, quinze mille degrés au bas mot. Ayant achevé leur voyage retour à travers l’atmosphère, ils se placèrent en orbite et, affamés, dévorèrent d’une seule bouchée l’abondante nourriture qu’ils avaient emportée avec eux.
La qualité de la nourriture n’avait pas le niveau escompté – Tata ne devait pas être une Bretonne pure souche. Les fars abritaient une myriade de grumeaux en guise de gardiens, et ceux-ci étaient d’humeur taquine, comme s’ils eussent voulu faire la fête. Ce fut bientôt le remue-ménage dans les estomacs, les amas farineux n’en faisant qu’à leur tête.
« Schbrmpf !!! » s’écria l’un des Neptuniens (ça, cher lecteur qui vient de piquer un roupillon, c’était pour le paronymique « gros mot dans le cosmos », à ne pas confondre avec le « grumeau dans le cosmos » – un est débile, l‘autre est des billes).
En effet, les Neptuniens, bien que de constitution robuste, avaient une grande faiblesse : leur poche stomacale, bref… leur bide ! Et quand le bide faisait un bide, entérites, gastrites, ulcères et autres maladies fortement émétiques étaient monnaie courante.
Or, un amas poudreux dans un gâteau, le moindre grumeau atrophié, la moindre bullette finette, la plus petite bille d’oxygène au sein d’une préparation farineuse, plongeait leur système digestif hypermégasuperultrasensible dans un état critique, provoquant un rendu sans monnaie. La nausée les guettait et Gaarblug, encore plus souffrant que ses praticiens d’amis, se sentait près à défaillir. Il avait à lui seul englouti la moitié de la nourriture, et son ventre jouait au yoyo. Les deux médecins n’étaient pas en meilleur état. Et la chose n’allait pas en s’améliorant, loin de là. Au fur et à mesure qu’ils tentaient d’échapper à la gravité – non pas de la situation mais de la Terre –, les grumeaux amorçaient une partie de flipper à en faire flipper P.T. Déhère. Avant qu’ils ne fassent tilt, les Neptuniens, qui n’en pouvaient plus, retournèrent chercher un remède auprès de Tata ; le Service Après Vente devait être assuré...
Sitôt dit, sitôt fait ; notre grand Vomito neptunien prit les commandes, entreprenant l’entrée dans l’atmosphère terrestre. Son état, déjà mauvais, allait en se détériorant, et des haut-le-cœur l’agitaient tandis qu’il enclenchait le pilote automatique, déversant sur le tableau de bord son déjeuner du jour, sorte de glu gluante (cohérente lapalissade disant deux fois la même chose) aussi verdâtre que son propriétaire. Celle-ci détraqua les commandes de l’appareil, qui s’écrasa à flanc de colline aussi élégamment qu’un mammouth laineux (qui, il est vrai, ne vole pas très bien).
Lorsque l’extraterrestre se réveilla, il était dans une roulotte, affalé sur une chaise écaillée depuis longtemps. Un homme, devant lui, le fixait, dans un fauteuil de cuir rongé par des siècles d’existence (non, pas l’homme, le fauteuil), ne paraissant pas remarquer les six doigts que le Neptunien arborait à chaque main ; il était visiblement habitué à voir plus que double. Le Terrien lui adressa la parole :
« - Bonjour. Je me présente : Alain Termitan-Düspectak, directeur du Cirque Onflex. Vous avez vu la mort de près, mon vieux… On vous a récupéré, vous étiez quasiment en plusieurs morceaux ; pas dans un état totalitaire, en tout cas. »
Gaarblug voulut se présenter, mais son nom ne lui revint pas. Ce choc brutal lui avait fait perdre toute raison, toute conscience, toute mémoire. Le passé n’existait plus pour lui. Il ne savait plus d’où il venait, ni ce qu’il faisait là. Il était hagard, ne sachant plus que faire, quoi penser. Mais une certaine connaissance des langues qu’on avait dû lui dispenser lui revenait à l’esprit, sans qu’il sût pourquoi. Il décida donc de faire comme s’il ne pouvait pas parler, et, simulant le mutisme, s’aida de gestes pour remercier son sauveur. (Oui, je sais, il vient de se rendre compte qu’il sait parler, mais IL SE TAIT !)
Quelques minutes plus tard, le forain, croyant avoir affaire à un original lambda (un peu bêta aussi, globalement), décida de tenter de l’embaucher.
Gaarblug accepta. Une heure plus tard, il était au travail. Sa formation en tant que clown blanc (un blanc relativement sale tout de même) ne traîna pas en longueur et, le soir, l’extraterrestre participa à son premier spectacle. Son rôle était quasiment celui du pied de tomate, aussi pouvait-il rester silencieux, tandis que les tartes à la crème prenaient leur envol autour de lui pour venir se poser délicatement sur ses joues… Il en avait sa claque – aussi bien au sens propre qu’au figuré – et ses pommettes avaient pris une couleur homard-du-réveillon-cuit-à-point. Mais soudain, après qu’une dernière et magistrale baffe lui eut été assénée, sa mémoire revint, aussi rapidement qu’elle avait disparu. Il se souvenait maintenant des hoquets, des vomissements, des médecins qui l’attendaient certainement quelque part, de son crash, de sa nausée qui avait disparu comme par miracle…
Une salve d’applaudissements se déclencha dans la salle (et pour moi, pauvre auteur, rien ? vous êtes sûr ?). Le spectacle était terminé. Gaarblug, se pliant à la tradition, salua d’un petit mouvement du cou, et s’enfuit en coulisses, déposant son matériel de scène sur le bureau du directeur.
Il marchait déjà depuis longtemps en direction du village lorsqu’une petite Citronë Dieux (comprenez « DS »), véritable usagée de la route, s’arrête à sa hauteur. Le conducteur passa la tête à la fenêtre, claironnant :
- Monte, petit, tu vas te mouiller…
- Mais il ne pleut pas.
- Ça va pas durer, fais-moi confiance. Allez, embarque.
- Si vous le dites…
Gaarblug ne paraissait en effet pas très vieux. Son visage infantile et ses rides affaiblies par trois siècles de liftings (tous pareils !) lui donnaient un air d’enfant et l’automobiliste l’avait confondu avec un ado anorexique nourri aux hormones de croissance.
Tandis que le véhicule hoquetait dans la campagne, traînant un énorme nuage de fumée derrière lui, Gaarblug aperçut par chance son vaisseau, reposant à l’ombre d’un bosquet. Remerciant son conducteur, l’extraterrestre se précipita vers les arbres, claquant la portière derrière lui. L’astronef n’était plus qu’un tas de ferraille, aussi plat qu’une galette ; lui aussi avait dégusté… Par un prodige réellement druidique, le module de secours avait résisté, et les visages des deux médecins émergeaient à travers le hublot. L’extraterrestre poussa un cri de joie puis prit place dans l’habitacle spatial mais pas spacieux. Il avait fallu quelques heures à ses compagnons pour retrouver la santé. L’alerte avait ensuite été donnée à leurs compatriotes. Les trois compères, enfin rassemblés, mirent le cap sur leur planète mère.
Au même moment, arrivant de Neptune, l’expédition de secours commençait son exploration de la Terre. Les sauveteurs, affamés par leur long voyage, se dirigeaient vers la pâtisserie d’un paisible village breton...
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