Himalaya mécanique - Sylvain Onckelet

15/05/2010 10:16

 

Concours : concours de nouvelles du festival Etonnnants-Voyageurs (St-Malo, Ille-et-Vilaine) 2010

 

HIMALAYA MECANIQUE

Victor était chasseur de rêves.

C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.

Agilité, dextérité, courage et imagination.

Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.

Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.

Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.

Sauf s’il se montrait assez rapide.

S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.

Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.

Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.

-        Tu t’appelles comment ?

    C’est ainsi que débute l’histoire que je vais vous conter ce soir. Une bien étrange histoire, j’en conviens. Tout commence par cette rencontre improbable, dans une ville qui ne l’est pas moins. C’était une ville neuve, sans histoire, sans tradition. Une citée dédiée à une seule chose ; le travail, sous toutes ses formes. Recouverte sous les fumées des usines qui tournaient, qui tournaient à plein régime, sous les engrenages les plus incongrus, les plus loufoques, qui tournaient, qui tournaient à l’air libre, sans cesse, sous la saleté, sous la misère des travailleurs…

    On avait oublié d’y vivre ; construite en toute hâte, la citée avait d’abord grandi en longueur, dévorant, ogre moderne, la petite île sur laquelle elle avait été installée, puis en hauteur. Elle devint tellement haute qu’elle toucha la lune. Puis, comme des fourmis sur une pomme, les hommes la dévorèrent, la colonisèrent et  y bâtirent leurs usines.

     Et bientôt, seule la partie haute de la lune conserva sa blanche pureté. La base avait été dévorée par l’industrie.

     En seulement une dizaine d’années, un Himalaya mécanique était sorti de terre. Les colons venaient sur l’île par centaines, par milliers mêmes. Pensez-donc ; la ville qui touchait la lune, c’était la promesse d’une richesse facile, d’un emploi, la fierté d’appartenir à un monde nouveau. Ils n’y étaient pourtant pas plus heureux. Ils habitaient dans de minuscules alvéoles et vivaient de leurs salaires de misère. Les premiers arrivés étaient embauchés comme ouvriers dans les innombrables usines de la citée.

       Mais pour les suivants, ils durent se contenter de petits métiers comme cireurs de chaussures, ramasseurs d’ordures, distributeurs de journaux. Bientôt, faute d’emploi, l’incroyable imagination humaine s’attela à en créer d’autres. Ainsi naquirent les sonneurs de réveils, des musiciens amateurs permettant à quiconque de se réveiller à l’heure, les horlogers parlants, qui donnaient l’heure précise à quiconque le souhaitait, chose vitale dans cette ville, les chauffeurs de salles, qui alimentaient sans cesse d’immenses foyers dans les usines pour maintenir les salles au chaud …

   Flûte, j’allai presque en oublier mon récit. Donc le chasseur de rêve, Victor, rencontre Céleste. Céleste est dame de GPS. Sans le savoir, vous en employez sans doute une. Comme des milliers d’autres, sa mission est de donner la bonne direction aux automobilistes du monde entier. Ou plutôt était.

   La nuit précédente, durant ces trois heures de sommeil quotidien(le sommeil, considéré comme temps de flânerie, était réduit au minimum) elle avait fait un cauchemar. Céleste avait vu une créature masquée, horrible. Elle n’avait pas pu se rendormir.

 Morte de fatigue, elle avait donné la mauvaise direction à son automobiliste. Qui rencontra un pauvre chêne qui n’avait rien demandé à personne. Dieu merci, le conducteur n’avait rien. Toute négligence étant néfaste pour la productivité, Céleste perdit son emploi.

 La jeune fille venait de faire la connaissance de Victor. Lorsqu’on est sans boulot, on perd son monde. Hantée par cette horrible journée, l’angoisse du lendemain et le remord, elle n’avait pu trouver le sommeil. Et se baladait sur les toits, chose qu’elle n’aurait jamais faite avant. Rien ne sera plus comme avant.

 Elle avait raconté son histoire au chasseur de rêve, non sans émotions. Ce dernier l’intriguait ; ce métier existait-il ? Vraisemblablement oui. A en juger par son attirail et la passion avec laquelle il parlait de son boulot, le doute n’était plus permis…

 Le garçon eut alors une idée ; elle cherchait un emploi. L’idée de chasser les rêves visiblement l’enthousiasmait. Et si Paul l’embauchait ?

**

    L’atelier de Paul demeurait un mystère pour Victor. Il ne l’avait jamais visité

D’ordinaire, il restait dans l’entrée, trouvait Paul, lui donnait ses rêves, se faisait payer, et s’en allait. Un jour, il avait voulu s’aventurer au- delà de l’entrée, et découvrir quelles merveilles recélait son atelier. Mais Paul le lui avait formellement interdit. Si jamais il bravait cette interdiction, leur contrat était rompu. Etrange et ténébreux monsieur Paul. Il s’enveloppait toujours d’une épaisse toge et maintenait caché son visage sous des bandelettes diverses.

    Céleste furetait à droite à gauche, les yeux brillants d’excitation. Paul n’arrivait pas. Victor eut beau faire tintinnabuler la petite cloche posée sur le bureau dans l’entrée, personne ne vint.Pourtant, la lumière était allumée…

   -Que fait-on ? C’est le moment rêvé pour explorer son antre ! déclara alors Céleste.

Victor lui dit alors que c’était une mauvaise idée, que c’était interdit, que franchement, ça ne valait pas la peine, qu’il vaudrait mieux revenir plus tard.

     Sur ce, Céleste le traita de poltron, défia le chasseur de rêve des yeux et disparut dans le couloir sombre. Quelques minutes passèrent. D’abord hésitant, Victor décida de la rejoindre, lorsqu’il entendit un effroyable cri. De fille. Victor fonça dans ce couloir si sombre, ouvrit la porte, et entra, et vit…

      …Céleste, l’air apeuré, les fesses à terre et les yeux tournés vers… Vers des milliards de papillons. Des nuées entières d’insectes de nuits, qui tournaient, qui tournaient, comme des flocons de neige balayés par des bourrasques cruelles, inquiétant blizzard organique. Les créatures tournaient en tous sens, un essaim, un chaos fabuleusement ordonné.

      Au centre de la pièce se tenait un immense âtre, entouré par d’épaisses cloisons de verre, telle une lanterne géante autour de laquelle les papillons gris flottaient. Des nombreuses fenêtres de la pièce sortaient des rayons de lune éclairants des fleurs. Oui. D’innombrables fleurs, plantées dans d’immenses auges, semblables à des orchidées. Des fleurs couleur ivoire. Sur lesquelles venaient se poser quelques papillons de nuit, qui se nourrissaient dans le cœur de la fleur et repartaient aussitôt dans le nuage. Cette pièce était un élevage. Où des centaines, des milliers, des milliards de papillons naissaient puis mouraient.

         A part les insectes gris, aucune autre espèce ne semblait être représentée ici. Pourquoi tous ses papillons ? Quel intérêt y-avait-il à en faire vivre autant ? Céleste s’agita soudainement et tira Victor de ses pensées. Le nuage venait de s’immobiliser. Les papillons se mirent à voler sur place, tandis que de la nuée sortit un objet. C’était un masque, le masque blanc.

   -C’est lui ! C’est lui, mon cauchemar de la nuit dernière ! s’écria la jeune fille.

Le masque, aux traits fins, commandait aux papillons. Ils foncèrent sur Victor et Céleste. Ils les comprimèrent au sol, comme pour les étouffer sous leur masse! Une voix criarde se fit entendre du cœur de l’essaim :

- Je t’avais pourtant prévenu Victor ! Tu ne devais pas approcher cet endroit ! Tu l’as fait, tu vas maintenant t’endormir pour l’éternité !

 La torture était insoutenable, les papillons les écrasaient sous la masse. De longues secondes s’écoulèrent. Ils s’empêchèrent de respirer, car à chaque bouffée, les paupières se faisaient plus lourdes. Respirer, c’était mourir. La mort. Le sommeil était la mort.

    Mais soudain, la pression se relâcha. La nuée se dissipa, recula. Céleste et Victor s’enfuirent, sans demander leur reste. Ils quittèrent cette île maudite et eurent beaucoup d’enfants, car c’est bien connu, avoir beaucoup d’enfants quand on est pauvre et sans-emploi permet de multiplier les rentrées d’argent.

**

 C’est très certainement une étrange fin pour un conte. Aussi vous dois-je quelques explications.

   Tout d’abord, qu’étaient les papillons ? La réponse est complexe. Paul avait un certain don pour la magie. Les rêves, apportés par Victor étaient transformés en papillons de nuit, aux facultés dépassant l’entendement. A chaque battement d’aile, les insectes libéraient des spores qui provoquaient le sommeil sur quiconque les respirait.

   Mais pourquoi un élevage de ces choses ? C’était un marché que Paul avait passé avec les têtes pensantes des industries de la ville qui voulaient que les bras passent plus de temps à travailler. Et donc à se reposer moins. Pendant le sommeil des travailleurs, les papillons dansaient au dessus de leur nez. Et leur fournissaient du sommeil artificiel, qui les reposait tout autant qu’une vrai nuit de sommeil. Lorsque l’un d’entre eux se réveillait au mauvais moment, comme Céleste, il produisait un « incubus », rêve pernicieux, proche du cauchemar.

 Horribles pratiques n’est-ce pas ? Rassurez-vous, elles n’ont aujourd’hui plus cours. Car, après que Victor et Céleste lui aient rendu visite, Paul a tout arrêté. Et s’est enfuit, loin, très loin de cette île.

    De la lâcheté ? Non, ce n’était pas mon intention. Enfin son intention. Zut. J’ai foiré ma chute. J’étais naguère un être doux, sensible, un artiste. On me connaissait sous un autre nom, Pierrot.

    J’apparaissais régulièrement aux hommes pour jouer avec eux. Mais ceux-ci ont oublié le rêve. Et ils ont bâti cette monstruosité. Et m’ont retrouvé, m’ont proposé de m’intégrer dans cette fabuleuse machine.

   Mais quand un rouage saute, c’est toute la mécanique qui s’emballe. Après avoir agressé des enfants, je ne me reconnaissais plus. J’étais devenu un bourreau. J’ai donc arrêté de produire cette foutue drogue. Les travailleurs n’eurent plus assez de sommeil. En voulant dormir, ils se réveillèrent. Et demandèrent des comptes à leurs patrons. Puis, demandèrent d’autres choses. En fait, ils leur manquaient beaucoup d’autres choses. Ils quittèrent enfin cette citée de fou et la lune s’échappa de cette boue humaine.

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