
La Griffe - François Hublet
Concours : concours de nouvelles du festival Etonnnants-Voyageurs (St-Malo, Ille-et-Vilaine) 2011
LA GRIFFE
Elle avait une robe de soie écarlate avec des grelots d’argent aux manches. Un voile orangé, tombé de ses cheveux, couvrait ses jambes et ses chevilles nues. Elle était couchée par terre, recroquevillée. Les gens avaient accouru de partout, chargés de sacs, pour la regarder. Et moi, là-haut, au parapet de la seconde galerie, je me penchais comme tous les autres vers ce corps inanimé. J’étais sûrement le seul à reconnaître les vêtements de fête de la cour de Pandajar, ce royaume disparu dont il ne restait rien d’autre que les miniatures peintes sur lesquelles j’avais travaillé une année entière au lycée, dans l’atelier du soir de Monsieur Bazire. J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des Trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël...
J’aurais dû ne jamais être là, à cette heure… Si mon chien ne m’y avait pas poussé, si ce fou de Brahmâ ne m’avait pas arraché des mains sa laisse, me poussant à le poursuivre aux quatre coins de la ville, se faufilant à travers la foule avec aisance tandis que je m’engageais à sa poursuite… Si, plutôt que de le laisser entrer, j’avais laissé errer dans le froid ce pauvre animal abandonné il y a trois jours devant ma porte…
J’ai attendu quelques instants, ai jeté un regard circulaire sur les passants alentour puis me suis approché d’elle, l’examinant des yeux.
Seuls deux bras blancs émergeaient du sari de soie rouge. Ses cheveux étaient bruns, presque noirs, à-demi cachés sous le voile transparent, et entre ses sourcils une marque dorée semblait irradier une intense lumière. Des bracelets et des bagues d’or couvraient ses mains fines, et des pendentifs multicolores tombaient de son cou en une pluie de pierreries, l’entourant d’un halo irisé.
« Laissez-moi passer. Je vais appeler les urgences. Je m’en occupe. Laissez la respirer. »
La foule a commencé à se disperser, et je me suis agenouillé près d’elle, prudent, veillant à ne pas l’effrayer. Elle n’a pas bougé. Je lui ai secoué un instant la main droite, observant les pierres qui ornaient ses bagues ; là, un lion s’échappait d’un saphir, ici un étrange trident émergeait d’un rubis parfait, là encore un mystérieux nœud coulant semblait noué autour de l’anneau.
« Vous m’entendez ? ». Silence. « Do you hear me ? Hören Sie mich ? »
Ses yeux demeuraient braqués sur le vide, clignant de temps à autre. Le reste de son corps était toujours figé, immobile. Elle paraissant pétrifiée dans un incroyable silence, comme dormant les yeux ouverts d’un sommeil profond. J’ai tiré mon téléphone portable et ai composé le numéro des secours. La main tremblante, j’ai glissé mon pouce sur la touche d’appel et l’ai pressée avec force, nerveux. Mon chien s’est avancé à mon côté et a approché son museau de la main de l’étrangère, paraissant tenter quelque chose.
J’ai raccroché immédiatement.
« Brahmâ ! Arrête ! Reste derrière moi ! »
Il a continué, me défiant encore. Je l’ai attrapé par le collier, l’ai tiré avec difficulté en arrière et ai tenté de l’attacher à la rambarde, furieux.
« Brahmâ ! Du calme ! Brahmâ ! »
J’ai tourné la tête en direction de la jeune fille, inquiet.
Je venais de la réveiller.
Son regard avait retrouvé sa mobilité et semblait virevolter tout autour d’elle, tandis que sa voix s’élevait, presque inaudible.
« Pourriez-vous m’aider ?
– Bien sûr, ai-je répondu doucement. Je vais appeler les urgences. Vous êtes en sécurité ici, et…
– N’appelez personne ! me coupa-t-elle, suppliante. N’appelez personne, je vous en conjure. Je vais bien, je n’ai pas besoin de vos… urgences. Je n’ai besoin de personne, en fait, sinon de vous et de Brahmâ. Souvenez-vous que même dans la nuit, un rond soleil brille. Soutenez-moi. »
La jeune fille a flatté quelques instants le flanc de mon chien et a commencé à se relever, s’appuyant sur mon épaule.
« Vous connaissez mon chien ? ai-je repris, perplexe.
– Oh, je l’ai connu, il y a de cela quelque temps. Je le reconnaîtrai toujours. C’est un peu mon ami, après tout. C’est une belle coïncidence. Je n’aurais pas pensé le retrouver ici. »
J’ai posé encore quelques questions banales, m’interrogeant sur sa provenance, n’obtenant pour toute réponse qu’un soupir de lassitude. Cette jeune fille semblait sortir de nulle part, sans but et sans famille, sans rien d’autre que ce corps et cette voix à-demi morts que j’avais eu l’heur de croiser.
« En quoi puis-je vous aider ? »
Celle fois-ci, ma question avait touché au but. L’inconnue a aussitôt repris la parole, d’une voix douce, claire, apaisée.
« Je cherche quelqu’un qui connaîtrait cela. »
Elle a tiré de sa poche une feuille de papier sur laquelle s’étalait le dessin d’une étrange tête de tigre et me l’a tendue avec assurance, semblant savoir que je savais.
« Je vous emmène chez Bazire. »
Comment aurais-je pu ne pas le reconnaître ? Mon professeur avait accroché dans sa salle de classe comme dans sa propre maison cette même image, ce même symbole surprenant que lui seul paraissait connaître, en sa qualité de spécialiste. C’était le kākavyāghragomāyu, le tigre, en sanskrit ; et ce tigre était son symbole.
« Qui est ce Bazire ? a demandé l’inconnue »
J’ai souri.
« Vous le saurez bientôt, ai-je dit d’un air énigmatique.
– Je… je comprends que mon silence vous gêne, a-t-elle rétorqué doucement. Seulement, je ne peux rien vous dire.
– C’est bon, c’est bon, ai-je dit avec dépit. Monsieur Bazire était mon professeur, au lycée, il y a de cela trois ans. C’est un grand spécialiste de l’Inde. Il parle sanskrit couramment, a vécu des années à Bombay et mené des recherches décisives sur l’histoire ancienne des royaumes de Pandajar et de Raganapal. J’ai déjà vu ce dessin chez lui. Je vous y emmène. »
Les traits de son visage se sont soudain durcis.
« Ne le prévenez surtout pas que nous arrivons ! »
C’était un ordre. Le ton qu’elle avait employé ne me laissait aucune autre alternative, ne permettait aucun commentaire ni aucune question en retour.
J’ai acquiescé.
Elle s’est dressée sur ses jambes et s’est engagée à ma suite à travers les portes automatiques, me suivant jusqu’à ma voiture.
« Ne vous inquiétez pas pour Bazire. Il ne vous fera rien. »
Un étrange sourire s’étalait sur son visage froid.
***
« Allons-y. »
J’ai pris les devants et frappé deux coups à la porte du domicile de Bazire, tandis que la jeune fille, à mes côtés, se remettait à trembler. J’ai attendu quelques longues minutes la réponse, puis ai frappé une deuxième fois, puis une troisième, en vain.
J’ai placé mon œil devant le judas qui ornait le battant, tentant d’observer ce qui se tramait à l’intérieur.
Il n’y avait personne.
La nuit était tombée étonnamment tôt. La rue était calme, entourée de maisons cossues, plantée de chênes anciens qui projetaient leur ombre lugubre sur le sol, parfaitement immobiles. Autour de nous, rien ne venait troubler le silence du crépuscule, sinon le bruit du vent qui furetait entre les arbres en une étrange plainte.
Brusquement, l’inconnue s’est mise à prononcer d’étranges psalmodies, le regard braqué sur la porte, et a tendu vers le mur de pierre sa main ornée de bagues. Elle a commencé doucement, à voix basse, mais bientôt sa voix s’est élevée forte dans la lumière blafarde de la nuit tombante, criant les mots secrets d’une langue inconnue.
Tout, dans sa voix, trahissait sa peur grandissante, cet effroi qui venait de me pénétrer, au même instant.
« Shkēva omāvnomedelāvi rīru. Sne siū ērus. Vimānomavishkēva kniāva nomēdeler. Sne siū ērus.
Engāgejia nōte vstna egāyo sru. Sne psīu rūssa. »
Elle a prononcé la dernière phrase en larmes.
La porte s’est ouverte.
J’ai reculé d’instinct, ai observé avec méfiance le couloir qui s’ouvrait devant moi et ai cherché des yeux Bazire. Qui pouvait avoir ouvert la porte, sinon lui ?
Il n’y avait personne, cependant.
« Je comprends maintenant, a-t-elle crié avec colère. Il sait qui je suis. Vous l’avez prévenu ! »
J’ai démenti aussitôt.
« Alors, a-t-elle repris, c’est encore plus grave que je ne le pensais…
– Monsieur Bazire répond toujours, d’habitude… Il doit être absent… C’est un cambrioleur… Il…
– Je ne peux rien vous dire. »
Nous nous sommes avancés côte à côte dans l’étroit couloir, lentement, surveillant les murs qui nous entouraient, comme craignant quelque hostilité de leur part. Enfin nous sommes arrivés à l’extrémité du corridor, et la jeune fille a poussé sur une poignée, dévoilant un escalier obscur.
Soudain le rugissement du vent s’est élevé, et un bruyant claquement a résonné dans la maison entière, me pétrifiant d’effroi.
La porte d’entrée venait de se refermer sur nous.
Mon chien s’est engagé dans le passage, descendant les marches avec lenteur, paraissant plus circonspect qu’effrayé. La jeune fille lui a emboîté le pas sans la moindre hésitation, me priant de la suivre. Nous avons ainsi progressé durant quelques minutes, les marches s’enchaînant sans fin sous nos pieds, semblant mener à plusieurs dizaines de mètres de profondeur.
Une porte est apparue dans les ténèbres devant nous, et la jeune fille a tourné la tête vers moi, me faisant signe de l’ouvrir.
J’ai réfléchi un instant puis ai poussé le battant de bois, faisant un pas précautionneux à l’intérieur.
La pièce était vaste, longue de plusieurs dizaines de mètres et large d’autant, construction titanesque éclairée d’une lumière inquiétante, livide, une lumière effrayante de pâleur ; une lumière sombre. Et cet immense espace était désert, à l’exception d’une petite chaise de bois brun qui tranchait avec le blanc immaculé des parois alentour.
Sur cette chaise, la tête recouverte d’un capuchon noir, Bazire nous tournait le dos.
La jeune fille et Brahmâ sont entrés à leur tour et se sont placés à mes côtés.
Soudain la voix de Bazire s’est élevée, étonnamment rauque, animée d’un rire méchant.
« Durga ! Vous savez bien que cela vous est impossible ! Quant à lui… »
Nous ne voyions pas son visage.
Non, ce ne pouvait être Monsieur Bazire, c’était quelqu’un d’autre… cette voix n’était pas celle de mon professeur, de ce professeur qui, tout strict et borné qu’il était, n’aurait pu exprimer une telle rage, une telle méchanceté, une telle malveillance… non, c’était impossible…
Durga – puisque c’était apparemment le nom de la jeune fille – lui a répondu d’une voix franche.
« Retournez-vous, si vous voulez combattre ! »
De quoi parlent-ils ? Je sens un frisson de panique me parcourir l’échine, tandis que Bazire se lève. J’ai envie de partir, de m’enfuir à l’autre bout du monde, de m’échapper de ce cauchemar dont l’intrigue démente se noue autour de moi. Si seulement… Si seulement je les comprenais, si seulement tout n’était pas si étrange, si seulement je n’étais pas qu’un misérable pion dans leur horrible jeu, si seulement je savais ce qui allait se produire… Elle aurait dû m’expliquer, me décrire la situation, leurs plans, leurs buts… Non ! Non ! Je veux rentrer chez moi ! Me réveiller ! A l’aide !
Bazire se retourne et ôte sa capuche.
Je pousse un cri d’effroi.
A la place du visage de Bazire, une tête d’un tigre se dresse.
Je comprends, désormais. Il est trop tard.
« Je suis la déesse Durga, la Toute-Puissante, la Tueuse de Démons, hurle la jeune fille à mes côtés, dressant au-dessus d’elle des torrents de flammes. C’est Shiva qui m’envoie. Il savait qu’un démon tentait depuis des années déjà de semer le chaos sur Terre. Vous êtes ce démon, Bazire, quoique vous ayez réussi à vivre parmi les hommes pendant de six longues années. Aucun Dieu et aucune Déesse ne peut vous tuer. Cependant, comme tous les démons, vous avez un Mot, un Mot, qui, s’il est prononcé devant vous, vous anéantit.
– Tu n’as pas le droit de le prononcer ! crie Bazire de plus belle. Un Dieu qui prononce un Mot de démon meurt instantanément.
– Lui le peut, achève Durga, me désignant du doigt. »
Je suis pétrifié de terreur. Mon regard se perd dans toutes les directions, cherchant désespérément une issue, quelque issue secrète qui me permette de sauver ma vie. Je cours jusqu’à l’escalier. La porte est fermée. Je me colle contre le mur. Je ferme les yeux. Les ouvre à nouveau. Quel mot suis-je donc censé connaître ? Je ne sais rien ! Rien ! Rien !
Je cours me réfugier auprès de mon chien, désespéré.
Soudain une voix s’élève, chaleureuse. Je recule brusquement. Non, ce n’est pas celle de Bazire, c’est…
A la place où se trouvait à l’instant mon chien, un homme en armes se dresse, fronçant les sourcils.
« Je suis le dieu Brahmā, Créateur du Monde, crie-t-il à Bazire d’une voix terrifiante. Et je suis là pour t’empêcher de détruire ce que j’ai créé. »
Il se retransforme à nouveau en chien, montrant les crocs, tandis que Durga arrache de son doigt la bague ornée d’un lion de saphir, la jetant sur le sol dans un éclair bleuté. Une lionne blanche apparaît soudain, se dressant sur ses pattes arrière, et se jette sur Bazire dans un déchaînement de fureur. Le démon quitte son corps humain et se métamorphose aussitôt en un tigre monstrueux, bondissant vers son adversaire.
Brahmā se jette dans la mêlée. Ses mâchoires se referment sur le cou du démon-tigre qui se débat avec férocité, le projetant à travers la salle. Le chien se relève avec difficulté et se remet en garde, tandis que la lionne pousse le tigre contre le mur, le bloquant peu à peu dans un coin de la salle. Les deux combattants se lancent l’un contre l’autre, frappant de toute la force de leurs griffes et de leurs canines, tachant de sang leurs pelages épais. Le démon prend l’avantage et plonge sur son adversaire, lui assénant un violent coup de patte, l’assommant à-demi. La lionne se relève enfin, pousse un rugissement de flammes qui blesse le démon au visage. Elle le plaque sèchement contre la paroi, et le chien bloque sa tête contre le sol, plantant ses crocs acérés dans son encolure, menaçant de l’achever d’un simple coup sur la nuque.
Durga s’est approchée de moi.
« Prononce son Mot, m’ordonne-t-elle doucement. »
Le démon a ricané, m’a observé avec un sourire et a dit, d’une voix sournoise :
« Tu ne devrais pas être là. C’est de leur faute, de toute façon. Et tu ne peux pas me tuer. Tu ne peux pas me porter le coup fatal, dis-moi ? Ce serait monstrueux, tu ne crois pas ? Je suis presque devenu ton ami, non ? Après toutes ces années…»
Le chien a resserré sa prise, le forçant à se taire.
« Il essaye de te perdre ! m’a crié la déesse à mon côté. Tu n’as pas besoin de le frapper ! Prononce juste le Mot !
– Quel mot ? Ce mot qui le tuerait ? C’est bien cela ?... Vous m’avez dit le connaître, mais vous êtes la seule, Durga ! Je ne sais rien ! Rien ! ai-je dit, abattu.
– C’est… normal… ce… sont… des… traîtres… a soufflé le démon. »
J’ai réfléchi un instant. Non, je devais connaître ce mot, je devais pouvoir m’en souvenir ; ils avaient tout prévu. Durga savait que l’homme chez qui se trouverait le symbole du tigre serait le démon. Elle savait tout, en fait, tout était planifié, exact, parfait. Je devais connaître ce mot. On avait dû déjà le prononcer devant moi ; sans doute était-ce une énigme.
« Il n’y a… plus… d’espoir… continuait le démon, tandis que le chien s’acharnait sur son échine. »
Oui, c’était vrai, bien vrai. Quoiqu’avait pu dire Durga, l’espoir était mort. Qu’avait-elle dit, déjà ? Ah oui ! « Même dans la nuit, un soleil brille ».
Bon sang !
Même dans la nuit, un soleil brille… Même dans la nuit, un soleil… Un soleil dans la nuit…
« Pleine lune ! ai-je hurlé, triomphant. »
***
Je referme mon livre et les observe, un sourire mystérieux sur les lèvres.
« Et c’est depuis ce temps, continué-je, que, tous les soirs de Noël, je ressors de sa cachette mon trésor, le seul objet qu’il me reste de cette aventure et, à la lueur d’un feu de cheminée, vous raconte ce que j’ai vu, ce que j’ai fait. »
Vingt soupirs émerveillés accompagnent ma tirade. Je pose l’ouvrage sur la table et sors de ma poche un minuscule coffret de bois, le place au milieu de la table et l’entrouvre, lentement. Sur la table devant moi, illuminée du regard des enfants comme d’un nouveau clair de lune, une griffe de tigre s’étale sur son couffin de soie.
« Croyez-moi ou non, les enfants, mais, lorsque vous rencontrerez un démon, ne tentez pas de le vaincre par la force, mais sachez trouver le bon Mot, la bonne phrase. C’est la plus sûre et la seule façon de l’emporter. »
Nouvelles
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